Note introductive: Le texte ci-dessous est le premier d'une série de cinq billets décrivant les nécessaires nouvelles technologies politiques, afin de créer une représentation démocratique interactive (et non pas une edemocratie ou un gov 2.0)
Ils sont tirés de mon ouvrage "Egocratie et Démocratie : La nécessité de Nouvelles Technologies Politiques". Bonne lecture !
"En quatrième lieu, l’apport cognitif d’une coopération entre représentants et représentés passe par des ajustements démocratiques. Tout d’abord, la rationalisation des lieux de consultation, notamment en ligne, est indispensable pour ne pas diluer la participation citoyenne. Les entreprises, y compris publiques, ont appris depuis plusieurs années à capitaliser sur chaque consultation, en les regroupant dans un même lieu ou sur une même plateforme[1], afin d’instituer un rendez-vous récurrent et éviter de repartir de zéro à chaque besoin de mobilisation de connaissances citoyennes[2]. De plus, l’éclairage de manière démocratique des termes du problème soumis à l’appréciation des citoyens est nécessaire pour un bon apport cognitif, comme l’anticipait déjà Jean-Jacques Rousseau : « De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés. » [3]
La possibilité de mêler la vision subjective du représentant aux résultats des interactions prend tout son sens lorsqu’il s’agit de déjouer les travers possibles de la délibération quand elle est autoproduite dans l’espace public numérique. Le daily me, l’égocratie, et la demande de satisfaction immédiate de l’opinion publique sont des écueils potentiels, pouvant être tournés en avantages, si le représentant n’abdique pas lors du passage aux interactions dans l’univers numérique. Nicolas Vanbremeersch place chaque acteur face à ses responsabilités en prenant l’exemple du succès en ligne des thèses dites conspirationnistes sur les attentats du 11 septembre. « Aujourd’hui, ces thèses sont fermement arrimées auprès d’un large public. Tout simplement parce que le jeu concurrentiel de l’information n’a pas eu lieu. Il est du rôle de chacun d’entrer dans cette arène, quand il est concerné. Un gouvernement, une entreprise, une institution, un intellectuel, s’il souhaite convaincre de ses thèses ou informer, ne peut plus se contenter d’émettre : il doit participer à cet espace public numérique, intégrer ses codes initiaux. »[4]
Cet éclairage de l’opinion publique par ceux qui disposent d’éléments d’information supplémentaires ou de connaissances utiles est un impératif démocratique et pratique pour un meilleur jugement. Sans partage de l’accès à une partie des informations, l’expertise ne se développe pas, et l’opinion publique reste immature[5]. La marge de manœuvre que gagnent les représentants en maintenant un certain obscurantisme est a contrario un facteur aggravant la volatilité de l’opinion et son « court-termisme », qui sont deux facteurs encore plus dommageables pour une production efficace du bien commun. La logique de mise à disposition de données publiques, dans des formats facilement réutilisables par des tiers, de la part des gouvernements américains et anglais, est à entendre dans ce sens[6].
Personne n’imagine que tous les citoyens vont s’intéresser à des fichiers de chiffres bruts, et encore moins qu’ils vont les comprendre aussi finement qu’ils le devraient. Mais il s’agit bien là d’une opportunité donnée à ceux qui disposent des capacités cognitives adéquates – et qui souhaitent s’impliquer dans la recherche de l’intérêt général – de travailler ces données pour en retirer des éléments nouveaux de compréhension des facteurs de décision. La répartition des rôles observée dans les plateformes collaboratives s’applique ici, avec 1 % de personnes capables ou souhaitant activement enrichir ces données, les analyser, et faciliter leur compréhension par les 99 % de personnes qui tiennent uniquement à se tenir informées à moindre coût. Cette information est une condition importante afin que ces spectateurs prennent goût à la participation, et qu’ils représentent une valeur ajoutée, le jour où ils décident à leur tour de participer.
Cette répartition des rôles s’observe d’ailleurs déjà dans l’univers de la participation politique, sous plusieurs formes :
- En France, seulement 1 % des Français appartiennent à un parti politique. Or, leurs choix et leurs activités en tant que militants impacte le choix des candidats qui sont ensuite soumis aux élections au suffrage universel par la totalité des citoyens ;
- Pierre Rosanvallon explique que « si l’on considère la fréquence de l’engagement régulier dans de telles instances organisées (comités de quartiers, jurys citoyens, commissions d’enquête, etc.) on a estimé dans le cas britannique qu’environ 1 % des adultes étaient concernés. » C’est-à-dire que seulement un citoyen anglais sur cent contribue de manière active à la vie publique, au « bénéfice » de 100 % de la population. Cette estimation se fonde sur l’étude de Tom Bentley détaillée dans Everyday Democracy paru en 2005. Ce dernier relève également que l’on retrouve à peu près ce même niveau de membres actifs quels que soient les pays où il a mené son étude[7].
Les journalistes sont appelés à jouer un rôle important dans cette médiation cognitive, afin d’intéresser le plus grand public aux sujets qui les concernent, à la fois en rendant les données brutes plus attractives, et en baissant la barrière à l’entrée cognitive sur certains sujets ardus. Leur rôle est également prépondérant pour développer de nouvelles compétences, notamment statistiques, afin de proposer un journalisme de données[8]. En effet, face à un lectorat plus alerte sur les sujets traités, une partie du rôle du journaliste doit être d’alimenter en données plus ou moins primaires les lecteurs citoyens, afin de les aider à se forger une opinion personnelle rationnelle. La vision traditionnelle du métier de journalisme de digestion « en privé » des éléments de contexte de prise de décision, pour n’en retranscrire publiquement qu’une version occultant les nécessaires arbitrages subjectifs réalisés pour son écriture, ne correspond plus à une partie du lectorat[9] et aux besoins démocratiques actuels.
Car le rôle et le positionnement du quatrième pouvoir ne peuvent être pensés indépendamment de celui des trois autres[10]. La représentation interactive doit s’accompagner d’un journalisme alimentant et éclairant cette participation citoyenne, au même niveau de responsabilisation intellectuelle que la responsabilisation civique associée à ces dispositifs : « Le Nouveau Monde de la démocratie d’interaction ne prendra ainsi forme que si émerge à ses côtés un journalisme rénové, susceptible de lier une fonction d’animation du débat public à une capacité de présence active à la société par l’investigation, et à une entreprise de déchiffrement intellectuel de la complexité du monde [...]. Là encore, on peut constater que les grands moments de la démocratie ont toujours correspondu à des changements de paradigme dans l’ordre intellectuel. C’est pourquoi le militant, le journaliste et le savant sont aujourd’hui de nouveau invités à joindre leurs efforts. »[11]
Cet investissement de la part de toutes les parties vaut alors largement le surplus de connaissances qu’il entraîne. Car l’hybridation de la pratique de la représentation permet la réunion de deux compétences complémentaires, provoquant une alchimie prompte à mettre un terme au déphasage démocratique constaté précédemment. Ainsi, à la temporalité longue de la production de la volonté générale par un mécanisme de généralisation, les citoyens apportent leurs vécus, leurs remontées terrains, et leur expertise « profane » pour en nourrir la réflexion[12]. Par ce processus, la défiance générée par la position des citoyens dans le public, et son appareillage construit pour un œil externe à l’action, se transforment en de formidables outils de contributions constructives au déchiffrement du monde. Les citoyens changent la finalité de la surveillance et de ses appareils, en même temps qu’ils s’activent à la compréhension des facteurs de prise de décisions. Les interactions cognitives consistent alors en une mise en branle des milliers d’heures de temps libre réparties dans la population à chaque instant, afin de contribuer au bien commun. Des initiatives anglaises comme FixMyStreet[13], portail internet qui a permis en quelques années de signaler 25 000 dysfonctionnements à l’échelle locale[14], font gagner du temps et de l’argent à tous.
L’objectivation des questions soumises soit à l’évaluation des citoyens, soit au débat prompt à compléter la compréhension des éléments d’aide à la décision, est un facteur clé de leur succès. La fourniture d’éléments factuels permettant de rationaliser les opinions et consolider les arguments apparaît comme le moyen de rendre la représentation interactive la plus efficace. Sinon, la consultation est stérile, car elle n’aboutit qu’à l’exposition d’opinions subjectives et souvent irrationnelles, comme pour le débat sur l’identité nationale. Ce dernier a principalement été conçu dans une démarche médiatique plutôt qu’en vue d’un apport cognitif de la part des citoyens. Le site internet servant de support du débat était en fait un « livre d’or », demandant aux citoyens de répondre à cette unique question subjective et irrationnelle : « Pour vous, qu’est-ce qu’être français ? » Le modérateur a dû faire face à un nombre considérablement élevé (15 %) de commentaires à supprimer, alors qu’en général, la moyenne est largement sous les 1 %. Les internautes ont considéré ce site comme une sorte de défouloir ou d’exutoire. Toutes les peurs, les fantasmes, les imaginaires irrationnels y ont été exposés, en raison de la nature même de la question, de la structure du site, et du manque d’informations factuelles.
Or, si des éléments factuels et objectifs sont fournis, des sujets qui semblaient uniquement abordables par une caste de spécialistes dédiés au sujet à plein temps depuis des années, deviennent enrichissables, voire intégralement traitables par des individus bénévoles issus de la société civile. Le système participatif de recherche d’antériorité sur le dépôt de brevets aux États-Unis en est l’exemple le plus accompli. Depuis quelques années, la préétude de la recevabilité de dépôts d’un brevet auprès de l’organisme étatique de gestion des brevets (USPTO[15]) est régulièrement soumise à une communauté de près de 3 000 bénévoles inscrits sur la plateforme Peer-to-Patent[16]. Un arbitrage entre confidentialité et rapidité accrue via ce mode de traitement est proposé aux entreprises, qui acceptent souvent ce mode participatif et plus rapide de considération de brevet. Une partie de l’activité de la communauté consiste à décrypter le brevet, afin de comprendre où se situe l’innovation[17]. Bien que non professionnels de par leur statut bénévole, ils arrivent donc à se hisser au niveau d’expertise des chercheurs travaillant dans les laboratoires les plus à la pointe dans de multiples industries (informatique, chimie, etc.). Ils recherchent également si des éléments d’autres brevets ne recouvrent pas le même champ d’application. Cette activité est très technique. Habituellement, des ingénieurs brevet en acquièrent le savoir-faire sur une période s’étalant sur plusieurs années. Le résultat est une économie de coûts et de moyens, en parallèle à une augmentation drastique du temps de traitement des demandes par l’USPTO, et donc une amélioration de la compétitivité des entreprises américaines, mieux défendues au niveau mondial[18].
Enfin, l’apport cognitif est optimal lorsqu’un engagement de la part des instances représentatives, ou au moins un principe établissant les conditions de réutilisation des idées apportées par les citoyens, est clairement défini. L’échec des forums gouvernementaux[19], qui ressemblent à une bouteille à la mer, en est la meilleure illustration. La participation peut bien sûr être accompagnée d’une monnaie d’échange protéiforme : matérielle (concours avec dotation), réputationnelle (prix, mise en avant), ludique (divertissement lié à la participation), personnelle (amélioration de son expérience personnelle en tant que citoyen), éthique (mise en avant de l’apport à la collectivité, recherche d’une gratification désintéressée), ou encore professionnelle (opportunité d’objectiver une compétence, de se former, de se faire repérer)."
[1] (345) http://debats.sncf.com/ ; http://www.matelepublique.fr/
[2] (346) Dans le même esprit, le groupe « Experts numériques » a remis ses recommandations sur « l’amélioration de la relation numérique à l’usager », préconisant de diviser par dix le nombre de sites qui dépendent de l’État, pour passer de 400 à 40, et diminuer la complexité actuelle de navigation des citoyens. Voir le rapport piloté par Franck Riester, « Amélioration de la relation numérique à l’usager. Rapport issu des travaux du groupe “Experts numériques” », février 2010 (téléchargeable sur www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/104000078/index.shtml).
[3] (347) Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 72.
[4] (348) Nicolas Vanbremeersch, op. cit., p. 85-86.
[5] (349) « Pour que les gouvernés puissent se former des opinions sur les sujets politiques, il faut qu’ils puissent avoir accès à l’information politique, cela suppose une certaine publicité des décisions gouvernementales. Si les gouvernants décident en secret, les gouvernés n’ont que de très faibles moyens de se forger des opinions en matière politique », Bernard Manin, op. cit., p. 214-215.
[6] (350) Voir l’initiative Data.gov (et Data.gov.uk plus récemment), Beth Simone Noveck, op. cit.
[7] (351) Pierre Rosavallon, La Légitimité démocratique, op. cit., p. 326.
[8] (352) Nicolas Vanbremeersch, « Pour un journalisme de données », Slate, 30 juillet 2009 (www.slate.fr/story/8643/pour-un-journalisme-de-donnees).
[9] (353) Comme l’explique le journaliste Narvic (blogueur sur www.novovision.com), « le rôle d’intermédiaire de l’information ou de prescripteur d’opinion, le contrôle sur la diffusion et la hiérarchisation des nouvelles sont perdus, et c’est un monopole des journalistes qui s’effondre avec internet. [...] Le journaliste conserve en partie son rôle d’expertise, de veille et de pédagogie de l’information, mais il doit désormais le partager avec d’autres et lutter au quotidien pour prouver la pertinence de son approche spécifique. » Nicolas Vanbremeersch, De la démocratie numérique, op. cit., p. 89.
[10] (354) « Le développement de ces nouvelles institutions d’interaction ne peut-être conçu comme une entreprise isolée [...]. Cette entreprise doit aussi se prolonger, pour porter ses fruits, par une reconstruction sociale du métier de journaliste. Pendant la Révolution française, l’invention du système représentatif avait été indissociable d’une réflexion intellectuelle et politique sur la fonction démocratique de la presse. » Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique, op. cit., p. 341.
[11] (355) Op. cit., p. 342.
[12] (356) Comme le montre par exemple la valeur ajoutée des laboratoires de plein air par rapport aux laboratoires confinés, notamment via la teneur des échanges dans ce qu’ils nomment les « forums hybrides », Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, op. cit.
[13] (357) www.fixmystreet.com
[14] (358) Dégradations, dépenses inutiles, éclairage défaillant, ou encore optimisation du stationnement. Le portail « citoyen » du gouvernement de Singapour, fonctionnant sur le même principe, s’engage à considérer et traiter chaque problème remonté par la voie numérique. Plusieurs millions de dollars sont ainsi économisés chaque année.
[15] (359) United States Patent and Trademark Office.
[16] (360) http://peertopatent.org
[17] (361) Beth Simone Noveck, op. cit., p. 47 à 99.
[18] (362) Op. cit.
[19] (363) http://forums.gouv.fr
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