Note introductive: Le texte ci-dessous est le premier d'une série de cinq billets décrivant les nécessaires nouvelles technologies politiques, afin de créer une représentation démocratique interactive (et non pas une edemocratie ou un gov 2.0)
Ils sont tirés de mon ouvrage "Egocratie et Démocratie : La nécessité de Nouvelles Technologies Politiques". Bonne lecture !
"En second lieu, l’utilité de l’action des représentants peut être renforcée en accordant plus de place et de visibilité aux actions des individus et à leurs conséquences sur la collectivité. En effet, le manque de mise en perspective globale engendre le syndrome NIMBY (Not In My Back Yard, « pas dans mon arrière-cour »[1]) lors de consultations publiques ou de sensibilisation à des problèmes de société. Souvent, les individus sont convaincus du bien-fondé d’une action collective, mais pensent qu’elle ne s’applique pas à leur cas[2]. Dès lors, l’efficience d’actions pour des causes nationales, des questions d’utilité publique, voire le respect de certaines règles communes, décroît à mesure que ce syndrome s’étend. Or, des dispositifs semi-participatifs permettent d’enclencher un cercle vertueux. L’élément le plus important de ces dispositifs interactifs est la possibilité pour un individu de disposer d’un retour d’impact de son action personnelle sur le groupe. Rendre visible l’appartenance à un tout qui œuvre dans la même direction augmente l’utilité des actions entreprises par les représentants et leur exécution par les représentés.
Ce phénomène trouve sa justification dans des recherches plus ou moins récentes. Par exemple, dans le Minnesota aux États-Unis, les services fiscaux ont expérimenté quatre méthodes pour lutter contre les fausses déclarations. Un premier groupe de contribuables a reçu une plaquette expliquant à quoi servait l’argent prélevé. Un deuxième groupe s’est vu rappeler la peine encourue en cas de fraude fiscale. Un troisième groupe a reçu un imprimé expliquant comment obtenir de l’aide pour remplir sa déclaration. Enfin, le dernier groupe s’est vu rappeler que 90 % des contribuables du Minnesota étaient en règle avec leurs obligations de déclaration. Il en ressort que seule la dernière intervention s’est révélée efficace pour diminuer la fraude. La mise en perspective collective de l’action personnelle a eu pour effet de rendre socialement illicite l’action, en la marginalisant, amplifiant un cercle vertueux déjà bien engagé[3]. De même, à San Marcos en Californie, la facture d’électricité a été jointe à une note détaillant la consommation du voisinage, afin de permettre aux clients de se situer par rapport au groupe. Ceux qui consommaient plus que la moyenne ont largement réduit leur consommation[4].
Des dispositifs de contributions en ligne permettent de rendre encore plus sensible, en temps réel[5], l’impact de son action personnelle, ainsi que son intégration dans un collectif allant dans la même direction au même moment[6]. L’avantage en rendant cette participation sensible est la mise en avant des bonnes volontés ayant accepté de participer à l’enrichissement du bien commun[7]. Une portée humaine plus générale, donc un sens éthique nouveau, est alors appropriable directement par le citoyen via son action personnelle. Il coproduit directement de manière sensible la volonté générale, comme transcendance de sa volonté personnelle[8].
Cette utilité accrue des lois, des causes, de la fonction même de représentant, passe donc de manière paradoxale par une mise en situation symbolique du gouverné dans le fauteuil du gouvernant. En effet, la place habituelle permettant de prendre de la hauteur pour contempler les conséquences d’une action dans sa globalité est à chercher plutôt du côté du représentant que du représenté. Cette vision devient partagée, et donne donc un nouveau sens à l’action publique, laissant le citoyen se positionner à la fois comme acteur et contemplateur. La représentation interactive doit œuvrer dans cette direction. Pourtant nombreux sont les actes du quotidien dont les citoyens ont oublié la portée collective, surtout lorsque les instances représentatives s’approprient toute vision globale, et déshumanisent ou décollectivisent les actions personnelles. Alors que l’échange, la transmission, et plus généralement, le don sont des actions sociales riches de sens et de symboliques pour souder un collectif plus ou moins élargi.
Les impôts et les mécanismes de reversement sociaux contemporains ne seraient pas si éloignés du « potlatch »[9] des tribus primitives, s’ils permettaient une forme d’interactivité ou de liberté de choix préétablie. L’augmentation du traitement informatisé de l’impôt, et des flux financiers étatiques, permet aujourd’hui une traçabilité qui était impensable auparavant à l’échelle d’un territoire comme la France. Dès lors, personnaliser la solidarité que représente la contribution à l’impôt, en indiquant le plus précisément possible à quel pourcentage de quel édifice public ou de quelle action sociale une partie du prélèvement va servir, ne peut qu’aider à augmenter l’utilité personnelle de cette action collective. Pouvoir constater le plus concrètement possible l’impact de sa solidarité encourage son acceptation, responsabilise vis-à-vis des actions ou édifices publics, et augmente les bénéfices éthiques alors devenus appropriables.
Une marge de manœuvre marginale pourrait même être laissée sur une partie plus ou moins grande des prélèvements. D’un côté, la responsabilisation apportée par ce choix redonne symboliquement du sens personnel et collectif à la solidarité. De l’autre, la conséquence de cet acte, le fait de pouvoir s’en attribuer une partie, de le voir plus ou moins s’incarner, est indissociable de la satisfaction apportée par le prélèvement, et plus généralement le don. L’expérience montre que sans un merci, un sourire, ou une reconnaissance, la satisfaction de faire un cadeau diminue et les donateurs réduisent en conséquence leur générosité.
Par ce processus, les citoyens deviennent redevables les uns vis-à-vis des autres. La vie collective prend une autre dimension, car l’autre, souvent méconnu, se met à exister dans un cadre positif pour toutes les parties prenantes de cette solidarité. Les flux ne sont plus symboliquement intermédiés par une boîte opaque froide constituée par l’État, qui ne peut que diminuer l’intérêt et la portée éthique d’une solidarité ainsi anonymisée, quand elle arrive à destination. Sinon, le don se transforme en dû, les bâtiments et autres actions publics sont désincarnés et se détériorent sans pouvoir en sentir la conséquence directe. La réflexivité apportée par l’hybridation de la représentation vient corriger ces défauts[10], grâce à une visibilité démocratique accrue, plutôt qu’une transparence destinée à désincarner les représentants.
D’autres expérimentations destinées à favoriser l’appropriation de lieux ou espaces publics par les habitants aboutissent selon moi aux mêmes résultats d’utilité. Les équipes de La Ruche à Rennes ont ainsi bâti un dispositif permettant aux habitants de partager leurs souvenirs associés à des lieux de la ville. Il s’agit « d’imprimer » sur le sol de la ville des citations d’habitants à l’aide d’un nettoyeur à haute pression, à l’endroit même où le souvenir s’était créé quelques années auparavant. En guise de signature, la mention « www.ruche.org » renvoie au site internet du réseau social sur lequel les citations ont été reproduites dans leur intégralité. Les internautes sont invités à les commenter ou les compléter de leurs propres souvenirs, les plus appréciés étant à leur tour imprimés. Le vécu du lieu public devient donc sensible, abritant non plus seulement des corps anonymes, mais des subjectivités ouvertes et humaines. Enfin, ce dispositif en partie virtuel prend toute sa valeur à mesure qu’il est utilisé, tandis qu’un lieu public se dégrade au fur et à mesure de son usage."
[1] (330) Il s’agit d’une position éthique et politique consistant à tolérer aucune nuisance dans son environnement proche. L’acronyme permet souvent de désigner l’attitude de personnes favorables à une technologie moderne, mais qui refusent d’en subir les nuisances liées aux infrastructures nécessaires à son installation dans leur environnement proche.
[2] (331) Loïc Blondiaux, op. cit., p. 26-27.
[3] (332) Des expériences du même type ont été menées dans le Montana pour lutter contre l’abus d’alcool et le tabagisme, avec le même résultat. Les autorités ont lancé une campagne de communication avec des slogans qui informaient sur les pratiques majoritaires : « 81 % des étudiants du Montana boivent moins de quatre verres d’alcool par semaine » ; « 70 % des adolescents du Montana ne fument pas. » Ces campagnes se sont révélées efficaces. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge. Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, Yale University Press, 2008, étudiés par Pierre-Yves Cusset dans l’article intitulé « Petit traité de manipulation bienveillante », Débat&Co, 3 avril 2009 (www.debateco.fr/71%2C1091/20090403-societal-cusste-livres-idees-thaler-sustein-nudge-manipulation-economie-comportement.html).
[4] (333) Malheureusement, ceux qui sous-consommaient ont également changé leur consommation en consommant plus. Pour faire disparaître cet effet négatif, figurait alors sur la facture, en plus de l’information précédente, l’émoticône :-) si la consommation était inférieure à la moyenne et :-( si elle était supérieure. La baisse de consommation des gros consommateurs a continué, et l’augmentation de consommation des petits consommateurs ne s’est plus produite. Op. cit.
[5] (334) On peut citer par exemple le compteur de dons du téléthon à la télévision et sur le site internet, qui s’actualise en temps réel.
[6] (335) Voir comment le site My Barack Obama (http://my.barackobama.com) a proposé différents outils de classement pendant la campagne présidentielle américaine de 2008, évoluant en temps réel en fonction de l’implication et des résultats des militants. Ils positionnaient leurs contributions les unes par rapport aux autres pour les motiver à faire encore plus d’efforts et donner plus de leur temps.
[7] (336) Les personnes préférant leur confort personnel, facteur de démotivation, sont par construction exclues du système.
[8] (337) « Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et ce n’est qu’une somme de volontés particulières », Jen-Jacques Rousseau, op. cit., p. 64.
[9] (338) Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, PUF, 2007 (1925). Le potlach est un système de dons et de contre-dons à la racine de la cohésion des tribus primitives, faisant que le présent reçu est obligatoirement rendu.
[10] (339) Beth Simone Noveck, Wiki Government. How Technology Can Make Government Better, Democracy Stronger, and Citizens More Powerful, Brookings Institution, 2009.
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